To the memory of Gerry MacKenzie Castro

Daniel Odier

C’est l’une des caractéristiques des yogini : elles apparaissent au grand jour, exerçaient une influence capitale sur l’évolution du shivaïsme et disparaissent pour un temps plus ou moins long avant de revenir, comme pour empêcher que les enseignements ne se figent ou deviennent trop intellectuels. Leur corps d’arc-en-ciel a la brillance et la luminosité d’une apparition soudaine. Les yogini sont les protectrices iconoclastes de la tradition tantrique, à la fois féministe et perpétuellement révolutionnaire. Elles étaient sans doute présentes à l’origine de la culture de la vallée de l’Indus, elles réapparaissent magiquement dès les premiers siècles de notre ère au Cachemire.
Leur énergie flamboyante, leur transmission puissante comme l’éclair, touchent peu d’êtres, il faut être prêt à tout explorer, les sombres cavernes du cœur, la luminosité infinie, les étoiles dansantes. Ce feu intime nous rappelle que beaucoup de pratiques spirituelles sont finalement des ornements dans lesquels on peut se perdre en confondant l’essence et la forme. Ma rencontre avec Lalita Devi avait cette fulgurance. Son objectif n’était pas d’instruire mais de dépouiller l’être de toute artificialité et de tout orgueil spirituel. Une mise à nu, une plongée dans le cœur vu comme porte de l’espace infini. Il y avait un enseignement très précis mais sous la forme d’un haiku plutôt que celle d’une thèse doctorale. La puissance poétique telle qu’on peut la lire dans L’œuvre de Lalla.

« Debout, Femme Royale,
Prête à offrir vin, viande et plaisirs des sens !
Lorsque tu connais l’état suprême,
Tout est réuni au cœur de la non-dualité.
Lorsque tu célèbres en compagnie d’autres tantrika,
Tu glorifies la Voie de la Main Gauche ! »

Il y a peu de temps, d’éminents chercheurs mettaient encore en doute la présence essentielle des yogini dans les lignées tantriques. Il a fallu attendre la parution du Kaulajnananirnaya tantra de Matsyendranath pour que cette résistance à l’importance du féminin dans la voie tantrique soit admise. Je me souviens du choc éprouvé à la lecture de la première traduction de ce texte capital retrouvé par P.C. Bagchi et traduit par Mike Magee en 1986. Ce texte merveilleux écrit en langage crépusculaire présente toutes les pratiques secrètes des yogini sous une forme mystérieuse et allusive. Dès la première lecture il m’est apparu comme la clé de la transmission de Lalita Devi. Matsyendranath n’explique pas les pratiques, il s’adresse à des yogi accomplis qui ont reçu l’initiation et non à un public général et encore moins occidental.
J’ai donc entrepris le travail ardu de placer en regard du texte original de Matsyendranath, dans la première traduction française de Dominique Boubouleix, en 1990, toutes les pratiques détaillées reçues de Lalita.
Matsyendranath est venu au Cachemire quatre générations avant Abhinavagupta lequel commence son monumental « Tantraloka » par un hommage à celui qui a apporté le sang neuf des yogini dans une tradition qui risquait de devenir tellement sophistiquée philosophiquement qu’elle n’aurait plus été accessible au commun des mortels. Lorsqu’on parle de Matsyendranath, on oublie souvent le nom de sa parèdre, Konkanamba (la Mère de Konka, une province qui s’étendait au sud de Mubai et descendait le long de la côte jusqu’au Kerala actuel). L’influence de Konkanamba a dû être déterminante dans la transmission des pratiques secrètes des yogini.
En 2023, la publication du texte original et de mes commentaires sur les pratiques paraît chez Almora» , Neri Pozza, La Llave, Aquamarin et Inner Traditions, élucidant ces pratiques pour la première fois. Elles consistent en une subtile transformation du corps du pratiquant en un corps espace par une importante série de visualisation qui opèrent une transmutation des éléments physiologiques en conscience lumineuse. Ce corps de vibration (spanda) échappe à toute limite spatio-temporelle. Ces pratiques colorées et lumineuses d’une grande beauté permettent d’expérimenter une fluctuation des limites du corps jusqu’à l’étendue absolu, l’illumination.
Il y a deux modes complémentaires de pratiques, les premières concernent l’intérieur du corps, celle par exemple où Kumari : « C’est une adolescente très belle, rouge, transparente. Elle est fantasque, douce, impétueuse, sans limite. Elle peut parfois être terrifiante mais dans cette pratique, c’est son extrême douceur avec laquelle tu vas faire connaissance.
Tu es assis sur une pierre plate et ronde, à fleur d’eau, au milieu d’un lac himalayen, tu peux voir les sommets enneigés, le ciel étoilé, un croissant de lune.
Tu contemples la rive.
Un rubis étincelant apparaît. Il flotte dans l’espace. Il te fascine. Tu concentres toute ton attention sur lui lorsqu’il se transforme soudain dans le corps splendide et transparent de Kumari. Si tu vois la beauté de ses traits, de ses courbes, de sa nudité rouge, de sa chevelure noire qui descend jusqu’aux genoux, c’est merveilleux. Si tu ne perçois qu’une énergie rouge, c’est bien aussi. Les déesses n’apparaissent pas tout de suite, il faut les mériter, s’ouvrir à elles. Elles sont pudiques et délicates et ne se montrent pas à celui qui ne les adore pas profondément.

Kumari, commence à danser Tandava sur les eaux avec une grâce et une lenteur infinie. Elle s’approche peu à peu, ses traits deviennent de plus en plus clairs.
Elle vient s’asseoir face à toi, son énergie rouge et suave te pénètre. Elle te sourit. Tout son corps exprime la bienveillance.
Kumari joint ses mains à la hauteur de son cœur, comme pour te saluer.
Peu à peu, elle abaisse ses mains.
L’extrémité de ses doigts vient se poser délicatement sur ton nombril.
Très doucement elle entre dans ton corps. La sensation est merveilleuse.
Avec ses mains délicates, elle se fraye un passage entre les organes et entoure un organe en bas du corps comme la prostate ou l’utérus. Il est très important dans cette pratique de toujours percevoir son corps comme entier. Rien n’a jamais été prélevé. Cela va permettre de retrouver la sensation d’organes manquants et d’y faire circuler l’énergie.
Lentement Kaumari va sortir l’organe du corps et le plonger dans l’eau fraîche.
Dès qu’il est immergé, l’organe se détend, lâche ses toxines, ses mémoires, ses traumatismes. Il retrouve sa fraîcheur et son innocence. Il prend des couleurs légères.
Kumari revient dans ton corps, elle prélève un autre organe, un rein, par exemple et le plonge dans l’eau fraîche du lac.
Elle continue ainsi en allant vers le haut alors que tu contemples la beauté de tes organes autour de la pierre circulaire. Ils retrouvent vitalité et couleurs.
Kumari enlève l’intestin, les poumons, le diaphragme, le foie, la rate, le pancréas, le cœur, la langue, les yeux et enfin le cerveau.
Dès que le cerveau est dans l’eau, il se vide de ses mémoires et de ses conditionnements, il est comme celui d’un nouveau-né.
Tu es fasciné par la beauté de tous tes organes qui communiquent merveilleusement.
Kumari commence alors à les replacer dans ton corps dans l’ordre où elle les a retirés.
Dès qu’il y en a trois ou quatre, tu sens une nouvelle communication, un frémissement qui s’étend.
Lorsque Kumari replace le cerveau, tout se reconnecte et fonctionne à merveille. Il n’y a plus d’obstacles. Tu es sensible à la perception que ton corps est la totalité, qu’il est le divin.
Pour célébrer cet état, Kumari saute sur tes cuisses et te serre contre son corps. Vos deux cœurs n’en font plus qu’un. Les peaux se touchent, les corps entrent l’un dans l’autre.
Tu deviens Kumari. Il n’y a plus qu’un souffle, qu’une présence rouge au milieu du lac.
Après avoir goûté l’union, Kumari, par un expire puissant te propulse hors de son corps, tu te retrouves face à elle sur la pierre.
Elle se lève gracieusement et recommence à danser Tandava sur les eaux.
Elle s’éloigne, tu la suis du regard.
Tout à coup elle redevient le rubis.
Tu contemples le rubis jusqu’à ce qu’il disparaisse dans l’espace bleu nuit. »
Les secondes pratiques élargissent le corps aux dimensions du cosmos, comme celle des arcs-en-ciel. « « Tu flottes, assis, nu, dans l’espace bleu nuit.
Ton souffle est très lent, profond, presque imperceptible. Tu respires par la bouche.
Ton regard se porte au loin dans l’espace bleu nuit.

Avec une grande douceur, les arcs-en-ciel poussent ta peau vers l’infini.
Tu laisses cette expansion se produire naturellement. Elle peut te porter très loin ou rester à quelques mètres de toi. Parfois elle te conduit à l’union absolue avec l’espace.
Comme ton corps est le mien, expérimente l’espace infini maintenant.
Ton regard devient l’espace.
PATH !
Un diamant apparaît au loin, de la taille de l’extrémité d’un doigt. Il étincelle.
Ta fascination pour le diamant l’attire vers ton cœur. Il traverse l’espace.
Le diamant se pose sur ta peau, au milieu de la poitrine.
Par le souffle, tu l’attires dans ton propre cœur, au centre du thorax.
Le diamant illumine peu à peu tes organes, tes muscles, tes tendons, tes os.
La lumière s’installe en toi, tu n’es plus qu’espace lumineux.
Ta peau devient transparente, elle s’étend avec le souffle puis revient vers le cœur.
Au cœur du diamant apparaît un arc-en-ciel dont les couleurs jaillissent du centre et tournoient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre car le cœur est à gauche. C’est toujours ainsi que nous tournons autour des lieux sacrés mais aucun lieu n’est aussi sacré que ton propre corps puisqu’il est la totalité.

Peu à peu, le tourbillon du cœur commence à sourdre du diamant et de multiples arcs-en-ciel se mettent à voyager dans tout ton corps avec une grande liberté jusqu’à le remplir complètement. Tu n’es qu’arcs-en-ciel au centre de l’espace bleu nuit.
L’espace-temps se dilate à l’extrême dans le samadhi arc-en-ciel.
Maintenant, le diamant absorbe les arcs-en-ciel qui coulent en lui en tourbillonnant avant de disparaître. Les arcs-en-ciel portent dans ton corps, tes organes, tes muscles, tes tendons, tes os et tous les fluides du corps, la mémoire de l’espace infini. Tout réapparaît doucement, les couleurs sont légères et transparentes, vibrantes et douces. »
Enfin, des visualisations à la gloire du féminin où les déesses rouges manifestent à la fois leur puissance dangereuse et leur amour infini. « Tu flottes dans l’espace bleu nuit. Tu prononces intérieurement le mantra Hro Hrah pour attirer les Yogini rouges mais fais attention de toujours faire cette pratique très puissante dans un moment de grande stabilité intérieure sans quoi les Yogini rouges pourraient se manifester d’une manière violente. Ce qui est beau dans cette pratique, c’est que tu feras l’expérience des deux aspects des Yogini rouges, leur aspect sauvage et leur infinie douceur. C’est une pratique qui va ouvrir les canaux subtils du corps. Elle est plus radicale que celle des flammes qui illuminent les terminaisons des canaux subtils mais il préférable de commencer par celle-ci car elle donne conscience des canaux. Respire paisiblement, fixe l’espace infini droit devant toi, continue d’appeler les Yogini rouges. La première apparaît soudain, de la taille d’une abeille, face à ton visage. Elle est très belle, d’un beau rouge rubis son corps est transparent, son sourire malicieux. Elle est animée d’une énergie farouche et vibre dans l’espace. Tout à coup, elle se jette sur toi comme un projectile et pénètre ton crâne, ouvre un passage jusqu’à ton cœur, traverse les organes, se dirige vers le bas du corps et ressort de toi par le genou ou par un pied. Dès qu’elle ressort, elle se dédouble. Les deux Yogini rouges reviennent face à toi et t’attaquent à nouveau. Elles pénètrent violemment dans ton corps, ouvrent d’autres canaux mais toujours en passant par le cœur. Le processus continue à un rythme très vif, les Yogini se multiplient par deux chaque fois qu’elles ressortent par un autre endroit de ton corps. 4, 8, 16, 32, 64, 128, etc. Jusqu’au moment où tu es entouré d’un essaim de Yogini furieuses qui te transpercent de toutes parts. Tu deviens alors comme une ruche vibrante sous cette intense circulation. Le Spanda se manifeste comme tu commences à prendre plaisir à cette circulation intense. Tout ton corps est ouvert. Tes canaux subtils sont activés. Les Yogini rouges manifestent alors l’autre aspect de leur personnalité. Elles deviennent très douces, sortent de ton corps et forment autour de toi une sphère rouge et vibrante de protection. Il y a des centaines de Yogini rouges autour de toi dans l’espace bleu nuit. Tu ressens alors douceur et protection. Les Yogini rouges s’approchent en douceur et chacune d’elles vient se coucher dans l’une des alvéoles, juste sous la peau. Tu vois et tu ressens ton corps habité par les déesses rouges, des pieds à la tête, elles sont partout, à l’extrémité de chaque canal subtil.
Leurs petits corps ondulent doucement en toi ce qui te procure un plaisir intense et raffiné. Leurs mouvements deviennent de plus en plus sensuels, elles glissent progressivement vers la jouissance et parviennent à l’orgasme toutes ensemble. De leur yoni commence à sourdre une jouissance lumineuse et blanche comme du lait dans lequel il y aurait de la poudre de diamant. Ces centaines de petites rivières coulent dans les canaux subtils jusqu’à ton cœur où elles se joignent en un fleuve de lumière qui coule au centre de ton corps. Il a la taille de ton poignet et traverse ton diaphragme, tes organes. Pour cette pratique, visualise ton corps comme féminin, cela te permettra peu à peu d’intégrer la présence de Siva/Sakti et de sortir des limitations que nous avons lorsque nous ne sommes qu’une femme ou qu’un homme. Ressens ton utérus, ta yoni, le fleuve de lumière t’emplit et te traverse. Les Yogini rouge jouissent en continu, tu es parcouru par les centaines de rivières, tu es traversé par le fleuve.
Tout à coup, le fleuve émerge de ta yoni dans l’espace bleu nuit. Sa lumière est intense. Le flot commence à remonter dans l’espace en faisant une belle courbe, soudain il se fragmente en milliers d’étoiles et commence à former la voie lactée. Tu es la créatrice du cosmos. La voie lactée se déploie autour de toi, elle passe devant ton centre, ton cœur, tes seins, ton visage, elle passe au-dessus de toi, descend face à ta colonne vertébrale.
Lorsqu’elle passe sous toi, les Yogini rouges cessent de jouir et le fleuve sort complètement de toi au moment où il est rejoint par la voie lactée qui remonte.
Au centre de l’espace bleu nuit, tu contemples la voie lactée et le cosmos.
Les Yogini rouges fondent peu à peu en toi et leurs traces se stabilisent dans ton corps. »

Ces trois exemples parmi une cinquantaine de yoga devraient nous ouvrir à l’extrême beauté et à la fulgurance de ces méthodes de la lignée féminine fascinée par la fluidité du corps, des émotions et du mental plutôt que par le contrôle du yoga traditionnel indien. Si l’on ajoute à cela les 120 pratiques du Vijnanabhairava Tantra , on peut dire que nous nous trouvons face à un éventail arc-en-ciel qui permet d’échapper à tout système de croyances, de certitudes, de fascination des performances de yoga postural. La seule pratique physique des yogini, la danse de Tandava !
Le plus haut accomplissement yogique est de faire face à la réalité avec grâce, sans peur, sans entraves, sans en référer au mental, avec un corps fluide, une pensée spatiale et de redevenir un être spontané, totalement immergé dans la beauté de la vie.
Dansons !

 

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