Le chant du coeur - esprit

Hsing Ming

Niu t'ou (tête de buffle) Fa Jong, vivait au septième siècle. C'est le maître du Chan chinois le plus tantrique et peut-être le plus iconoclaste. Il vivait dans une grotte où les oiseaux lui apportaient des fleurs. Tao-sin, le quatrième Patriarche entendit parler de cet être extraordinaire et décida de lui rendre visite. C'est l'une des grandes rencontres du Chan. Niu t'ou ne s'embarrassait pas de formalités. Silencieux dans sa grotte, il ne se levait même pas pour saluer ses visiteurs. Il semblait ne rien faire, si bien qu'on le surnommait "le paresseux" mais Tao-sin ne s'y trompa pas. Il lui transmit le sceau de la doctrine subite qu'il avait reçu de Seng t'san. Alors, Niu t'ou composa ce merveilleux poème, "Le Chant de l'Esprit." En chinois, un seul idéogramme signifie à la fois "Coeur" et "Esprit". Les traducteurs choisissent l'un des deux sens. Je les ai réunis.

La nature du coeur/esprit ne vient de nulle part.
A quoi bon connaissance et idées?
Originellement, pas une seule vérité,
Alors pourquoi parler de pratique?

Allées et venues sans fin,
Chercher sans trouver,
Autant ne rien faire.
Alors, la paix étincelante.

Le passé est espace vide.
La connaissance est la perte du principe.
Diffuse ta lumière sur le monde,
Éveillé et pourtant obscur.

Si la dynamique du sans esprit est obstruée,
On manque la vérité.
Les choses viennent puis se résorbent,
A quoi bon l'introspection?

Lorsque toute émergence est libre,
Les choses sont l'éveil même.
Pour purifier le coeur/esprit
Encore faudrait-il le trouver.

A travers le temps et l'espace, pas d'éveil.
C'est la grande profondeur.
La connaissance est inconnaissance
Et l'inconnaissance saisit l'essentiel.

Utiliser le coeur/esprit pour apaiser le coeur/esprit
Est le plus grand des égarements.
Dans l'oubli de la naissance et de la mort
Émerge la nature originelle.

Le principe absolu ne peut être expliqué,
Il n'est ni lié, ni libéré,
Frémissant et accordé au monde,
Sa présence crève les yeux.

Lorsqu'il n'y a pas d'objet face à vous,
Dans ce rien, la totalité des mondes!
Ne l'examinez pas à l'aide de la sagesse
Car sa substance même est obscure et vide.

Les pensées surgissent et disparaissent,
Celle qui précède identique à celle qui suit.
Lorsque celle qui suit ne s'élève pas,
La pensée qui précède s'évanouit.

Présent, passé, futur, il n'y rien.
Pas de coeur/esprit, pas de Bouddha.
Les êtres libérés, le coeur/esprit ouvert
Se manifestent à partir de cette liberté.

Ils distinguent alors profane et sacré,
Leur confusion fleurit
Coupant les cheveux en quatre, ils dévient.
A chercher la vérité, tu quittes la Voie.

La guérison consiste à rejeter profane et sacré.
Alors, pure clarté étincelante.
Aucun besoin d'habileté et de travail,
Agis comme un enfant.

Dans cette vivacité,
connaissance silencieuse
Tranquillité dégagée de vues
Dans l'obscurité de ta demeure.

Vif et sans errance
L'esprit est silencieux et paisible,
Tous les phénomènes réels et éternels,
Jaillis d'une grande profusion non différenciée.

Allant, venant, assis, debout,
Sans attaches,
N'affirmant aucune direction,
Peut-il encore y avoir naissance et mort?

Il n'y a plus ni unité, ni dispersion,
Lenteur ou rapidité.
Tranquillité et lumière sont naturelles
Et ne peuvent être expliquées.

Le coeur/esprit est authentique.
Plus besoin de mettre fin au désir,
La nature étant spatiale
Laisse le coeur/esprit aller où il veut.
Ni limpide, ni nimbé,
Ni profond, ni superficiel,
Dès l'origine cela échappait au temps
Et cela n'a pas de futur.

Alors, insoumis,
C'est le coeur/esprit original
Qui originellement n'est pas
Car l'origine est à cet instant même.

L'éveil a toujours existé,
Pas besoin de le préserver.
Les tourments n'ont jamais existé,
Pas besoin de les éliminer.

L'intuition s'illumine d'elle-même
Toutes les vérités ne sont que cela,
Il n'y a ni retour ni don,
Arrête la contemplation, oublie de retenir.

Permanence, félicité, pureté et ego ne surgissent pas.
Le corps essentiel, le corps de félicité, le corps de transformation
Sont là depuis toujours.
Les six organes des sens touchent leurs royaumes,
La discrimination n'est pas la connaissance.

Dans le coeur/esprit unipointé, nulle errance.
Les myriades de conditions s'harmonisent,
Le coeur/esprit et la nature originelle se fondent,
Unis mais sans dépendance.

Sans produire quoi que ce soit, accordé aux phénomènes,
Goûte partout à la tranquillité
L'éveil vient de l'absence d'éveil
Ainsi éveille-toi au non-éveil.
Quant au gain et à la perte
Pourquoi les qualifier?
Tout ce qui est vivant
A toujours été présent.

Sache que le coeur/esprit est absence de coeur/esprit.
La maladie passée, plus de remède.
Lorsque tu es confus, libère-toi.
Éveillé, tout est comme avant.

Dès l'origine, il n'y a rien à obtenir.
A quoi bon se détacher du monde?
Lorsque quelqu'un prétend voir des démons,
On peut toujours parler du vide, il les voit!
Ne détruit pas les émotions des êtres,
Enseigne leur simplement à dissoudre l'intention.

Lorsque l'intention disparaît, l'esprit est aboli.
Lorsque le coeur/esprit est aboli, tout est non-agir.
A quoi bon confirmer l'espace,
Naturellement, la clarté est établie.

Ayant complètement éteint naissance et mort,
L'esprit profond s'installe dans le principe,
Ouvrant les yeux et voyant des formes,
Le coeur/esprit est accordé au monde.

A l'intérieur du coeur/esprit, pas de mondes.
A l'intérieur des mondes, pas de coeur/esprit.
Mais si tu utilises l'esprit pour abolir le monde
Tous deux seront perturbés.

Le coeur/esprit paisible et le monde tel quel,
Rien à saisir ni à abandonner.
Le monde s'effondre dans le coeur/esprit,
Le coeur/esprit se dissout dans le monde.
 
Quand ni l'un ni l'autre n'apparaît,
Il y a tranquillité et clarté sans limite.
Le reflet de l'éveil paraît
Sur les eaux éternelles de l'esprit.

Naturellement simple de coeur et d'esprit
Sans s'établir dans le proche ou le lointain,
Indifférent à la faveur ou à la disgrâce,
Tu ne choisis pas ta demeure.

Tous les liens s'estompent soudainement,
L'oubli s'installe,
Le jour éternel bascule dans la nuit,
La nuit éternelle se fond dans la clarté.

Extérieurement non conventionnels
Intérieurement spatiaux et authentiques
Ceux qui ne sont pas perturbés par le monde
Sont établis dans la grandeur et la stablité.

Dépourvus de toute vue, même celle d'être né
Dans la présence et sans notions,
Pénétrant toute chose,
Infiltrant la totalité depuis toujours.

Penser mène au manque de clarté
Cela noie et trouble le corps.
Utiliser le coeur/esprit pour arrêter l'activité
La rend encore plus capricieuse.

Les dix mille vérités sont partout
Mais il n'y a qu'une voie d'accès,
Elle n'entre ni ne sort,
Au delà de la quiétude et de l'agitation.

La pénétration des auditeurs et des éveillés pour soi
Ne peut l'expliquer.
En fait il n'y a pas un seul objet à saisir.
Seule existe la sagesse merveilleuse.

Ton visage originel est illimité.
L'esprit ne peut le saisir.
L'éveillé authentique ne connaît pas l'éveil.
Le vide n'est pas vide.

Tous les bouddhas du passé, du présent et du futur
Chevauchent ce principe essentiel.
La pointe d'un cheveu
Contient la totalité des mondes.

Ne t'attache à rien,
Laisse le coeur/esprit libre,
Ne le fixe nulle part
Et la clarté spatiale émerge spontanément.

Paisible, sans produire la dualité,
Libéré dans l'espace temps illimité,
Ton action ne laisse aucune trace,
Aller ou venir ne fait aucune différence.

Le soleil de la connaissance est paisible,
La lumière du samâdhi étincelante.
Illuminant ce jardin sans forme
Brillant sur la cité du Nirvana.

Dans l'Un, plus de relation à l'objet.
Le coeur/esprit est investi et installé dans la substance.
Sans te lever de ton siège,
Tu te reposes paisiblement dans une salle vide.
 

Prendre du plaisir au Tao est apaisant.
Libre de vagabonder détendu au sein de la réalité,
Sans agir et sans atteindre quoi que ce soit,
Sans dépendre de rien, tu te manifestes naturellement.

La conduite et les états d'esprit illimités
Sont tous sur la même voie,
Si tu ne les scindes pas par le coeur/esprit,
Toute chose demeure dans l'indifférencié.

Sachant que le né et le non-né sont un,
L'éternité apparaît
Le sage accède à l'ultime
Sans le secours du verbe.

Traduction de Daniel Odier

 

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